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Les lièvres continuaient d’avancer lentement dans la nuit. Certains peinaient déjà et ne tarderaient pas à mourir, cellules discrètes tombant du corps de la vaste bête. La meute de l’autre côté du fleuve plongea dans l’eau, nageant ou se noyant indifféremment, entourant la cité pour s’installer au nord. L’autre meute se rétrécit et s’étira dans la vallée de plus en plus étroite. Au-delà de Kiwanji, une série d’escarpements bouchaient la plaine et, derrière eux, les montagnes s’élevaient en vagues bleu pâle. Les meneurs commencèrent à tourner autour de Kiwanji pour rencontrer les autres lièvres.
Ils s’accroupirent avec lassitude, léchant leurs pattes ensanglantées et leur fourrure déchiquetée, puis fermèrent leurs yeux marron globuleux et dormirent pour la première fois depuis le début de leur longue marche. Derrière eux, continuant d’arriver, la grande meute avançait, soulevant de larges nuages de poussière rouge.
Manoreh déglutit le cha brûlant, mais celui-ci ne parvint pas à réchauffer son corps glacé. Il déposa le gobelet sur l’accoudoir du fauteuil et se détendit. De l’autre côté de la longue salle commune, Faiseh debout regardait par une fenêtre.
Manoreh fit glisser ses doigts le long du vernis brûlant du gobelet.
— Tu as vu des lièvres sur la côte, la dernière fois que tu y es allé ?
Faiseh se retourna, l’air mystérieux et rusé.
— Tu arrives ici à toute allure, comme si un rat des sables avait enfoncé ses dents dans une partie sensible. Ensuite tu ne dis pas un mot pendant de longues minutes. Et maintenant, tu me sors ça. (Il hocha la tête.) Non, couz, je n’ai vu aucun lièvre sur la côte. Il n’y aurait pas grand-chose pour eux, de toute façon. Un tas de rochers, pas d’eau. La seule eau se trouve sur les îles. Sauf si ces lièvres savent nager, les villages insulaires sont assez en sécurité. (Il gloussa.) S’ils ne s’entretuent pas.
— C’est à ce point ?
— Tu n’as jamais rien vu de tel, couz. (Il se dirigea vers un fauteuil et s’assit, levant les pieds pour les poser sur l’autre extrémité de la même table.) Tu vas me dire pourquoi tu m’as posé cette question ?
— J’ai vu deux files de lièvres sortir des montagnes.
— Alors tu penses que Haribu pourrait se trouver dans les montagnes. Où les as-tu vus ?
— Ils descendaient les contreforts près du Chumquivir.
— Bien. (Faiseh claqua des mains sur ses cuisses.) Mumu Kalamah, c’est la première bonne nouvelle depuis que ces marches ont commencé. (Puis il se renfrogna.) Il nous faut absolument aller le débusquer. Même si pour cela nous devons aller ramper sur le testre Dallan.
Manoreh vida sa tasse.
— Il faut qu’il me laisse avaler le fantôme.
— Comment vas-tu ?
— Ça pourrait aller mieux, couz. (Il se massa le bras.) Je perds le contact. Mmh. Je prendrai des montures à la Tenure de Kobe.
— Pourquoi pas ici ?
— Une voiture de sol. Il faut vite traverser les lièvres.
— Il y a des heures que tu aurais dû partir.
— Je sais. C’est ce que j’avais l’intention de faire.
— Mais tu t’es fait détourner de ton projet. (Faiseh considéra ses larges mains courtes.) Dallan peut être un sacré salaud ! Ça ne lui plaît pas d’admettre que le fantômage puisse se faire.
— Quand j’attaquerai le gardien de notre morale pour avoir la voiture de sol, je serai une pierre ambulante. (Manoreh eut un sourire las.) Il s’en tirera, je te parie.
— Humm ! Aucune chance. La dernière fois que j’ai essayé de parier contre toi, j’ai gardé ma peau sur les os… et me suis estimé heureux. Et les Chasseurs ?
— Non. (Manoreh commença à arpenter la salle étroite.) Ils ont envoyé une femme !
Faiseh haussa les épaules.
— Celle-là, on a intérêt à l’avoir avec nous. Elle dévorera Haribu et en crachera les os.
— Je n’en veux pas avec moi.
— Je pensais pas que le fantômage pourrissait le cerveau. De toute façon, on ne peut pas partir avant demain matin. Tu veux deviner combien de lièvres il y aura là-dehors ? J’ai l’impression qu’on aura besoin des Chasseurs pour passer à travers, et d’elle pour sûr. Tu as de meilleures idées ?
Manoreh écarta les mains.
— Très bien, couz, ils nous accompagnent. Satisfait ?
— Plus heureux que je ne l’étais. Ça ne me disait rien de tomber sur Haribu avec deux pistolets à aiguilles et aucun espoir.
— Idiot !
— Commence à t’entraîner, couz. Il faut que tu fasses ça parfaitement, que tu donnes l’impression que tu vas te congeler sur place, sinon Dallan ne saisira pas. Il n’est pas très malin, ce cher petit bonhomme.
Manoreh sourit largement. Il recommença à marcher, ses mouvements de plus en plus raides et de moins en moins naturels. Lorsque Faiseh le jugea suffisamment convaincant pour être sûr que Dallan remarquerait que quelque chose n’allait pas, Manoreh sourit à son ami puis sortit de la pièce, les jambes raides.